Après la grand-messe technobéate (Sommet de l’IA) : écoutons les concerné-es
En parallèle du très politique Sommet pour l’action sur l’IA des 10 et 11 février, une partie la société civile française s’est exprimée (ailleurs !) sur ce que l’automatisation du travail dopée aux technologies algorithmiques a déjà comme impacts sur notre société et nos vies. Le collectif ECEO s’unit aux voix qui appellent à des choix technologiques informés, démocratiquement concertés.
Cet article a initialement été publié sur notre blog dans le Club de Mediapart.
Grand-messe technobéate : écoutons plutôt les concerné-es
par le collectif En Chair et En Os, pour une traduction humaine
Une technologie « au service de l’intérêt général », dixit la ministre déléguée chargée de l’intelligence artificielle et du numérique ; vraiment ?
Le Sommet pour l’action sur l’IA organisé par l’Élysée au Grand Palais les 10 et 11 février 2025, c’était cela : patriotisme technologique, « acceptabilité » des administrés en lieu et place d’un débat démocratique avec les citoyens, « embarquer la société dans la course » (à quoi, au juste ?), accélération des investissements déjà copieux dans l’IA : 109 milliards d’euros boostés aux capitaux émiratis, aux côtés des 200 milliards de l’Europe ; 35 nouveaux data centers en projet sur le sol français (bonjour les Hauts-de-France !) en plus des 250 qui saturent déjà le réseau électrique ; fabrication des puces AMD à Grenoble ; ouverture de mines dans l’Allier ; cours obligatoires de ChatGPT dans le secondaire pour « acculturer » les jeunes et 20 millions pour développer une « IA souveraine » pour des profs qui n’ont jamais rien demandé.
Le coup d’accélérateur est violent ; nous savions qu’il adviendrait, nous y voilà. Des fonds publics sont massivement investis depuis 2017 dans une technologie de contrôle qui exploite violemment les humains, les asservit, leur impose des imaginaires normés, pille les sols et les ressources naturelles, s’assoit sur l’urgence climatique et sur les individus qui en meurent. En 2025, ces investissements explosent.
Pendant ce temps-là, la société civile que le gouvernement souhaite « acculturer » (rappelez-vous le rapport « IA : Notre ambition pour la France » de mars 2024) racontait autre chose en ce début du mois de février, tandis que les oligarques de l’industrie du numérique devisaient avec des chefs d’état réactionnaires au Grand Palais.
Lors de plusieurs événements récents à rebours de ce sommet de l’IA — au CESE (Conseil économique, social et environnemental, avec le Conseil national du numérique), à un contre-sommet écologiste, à celui du théâtre de la Concorde, au week-end numérique durable des Arts et Métiers, et ailleurs… — nous avons entendu des voix informées, celles des concerné-es par ce que la société du calcul sous stéroïde d’IA fait à leurs corps et à leurs vies : des contrôleurs des impôts qui déplorent une déshumanisation totale du rapport aux usagers depuis la dématérialisation des services ; des syndicalistes de France Travail et de la Poste (laboratoires de « solutions d’IA » depuis des années) expliquant leur gravissime perte d’autonomie ; un sociologue des plateformes logistiques qui documente ce que le contrôle algorithmique fait aux corps des ouvriers ; des traducteurices qui refusent de « post-éditer » des sorties-machines lamentables pour un montant ridicule ; des artistes qui ne veulent pas faire prospérer les Grands Modèles de Langage en leur fournissant, avec leurs créations, de la « donnée fraîche » à monétiser ; des journalistes et des scénaristes qui souhaitent continuer à écrire (on en est là !) ; des profs qui ont autre chose et mieux à faire qu’enseigner à prompter sur ChatGPT ; des collectifs et associations qui dénoncent les pratiques discriminatoires encouragées par l’automatisation du traitement des dossiers d’aides sociales (vous serez par exemple heureux-se d’apprendre que selon l’algorithme de la CNAF, votre score de notation sera meilleur si vous êtes mariée plutôt que pacsée), et réclament que les administrations respectent la loi sur la transparence du code source ; des chercheurs qui documentent la guerre des métaux (matière première indispensable à tous les équipements numériques) en République Démocratique du Congo ; des travailleur-euses qui osent rappeler que l’optimisation par algorithmes est une catastrophe pour les services publics, que la fracture numérique est plus que jamais béante, et que la prétendue « dématérialisation », ce sont des câbles, des puces, des minerais, des choix politiques, de l’argent public et une exploitation humaine volontairement invisibilisée.
Alors pour être moins naïfs, pour comprendre que l’algorithmisation de notre société est au cœur de politiques publiques désastreuses, et que l’IA « éthique et durable » n’est qu’un discours marketing, une seule solution : lisons des gens qui travaillent ces sujets, ghostons les faux experts, comprenons finement ce qui se cache derrière fausse magie de l’IA, et soyons technolucides — les concerné-es prennent la parole, écoutons-la.
Collectif ECEO, 20 février 2025