Série ECEO « IA et traduction : des praticien·nes témoignent » (prologue)
Depuis plus d’une année, le collectif EN CHAIR ET EN OS s’efforce de récolter des témoignages auprès de praticiens et praticiennes de la traduction, en leur posant cette question simple et essentielle : Décrivez-nous une expérience concrète de ce que l’IAG a fait à votre travail.
En guise de prologue, retrouvez le témoignage d’une travailleuse du texte devenue « AI Specialist » dans la tech.
Une série au long cours, à retrouver en plusieurs épisodes sur notre blog Mediapart.
Ce qu’est la traduction et ce qu’elle n’est pas
Brève introduction du collectif En Chair et En Os.
Il paraît tout d’abord utile de rappeler en quoi consiste la traduction, tant un lavage de cerveau permanent vise à convaincre le grand public qu’une machine suffit pour naviguer parmi les langues de l’humanité.
La traduction n’est pas la transposition de mots d’une langue en mots d’une autre langue. Les êtres humains s’expriment à travers des récits imaginés, des essais de réflexion sur une question donnée, des œuvres cinématographiques et audiovisuelles où le texte est présent à travers les dialogues qu’il faut adapter, et qui seront dits ensuite par des comédiens dans le cas du doublage, ou bien incrustés dans l’image dans le cas du sous-titrage. Les textes que nous traduisons se trouvent également dans les jeux vidéo, très pratiqués en France, qui recèlent de nombreux dialogues, commentaires, explications. Il s’agit aussi de textes relevant de domaines spécialisés, tels que techniques, juridiques, médicaux ou industriels.
C’est dans ce contexte que l’automatisation de la traduction s’est introduite, puis généralisée, en particulier dans les domaines techniques, aussi appelés « pragmatiques », et dans l’audiovisuel. Depuis de nombreuses années, le sous-titrage automatique, les outils de traduction assistée par ordinateur et les mémoires de traduction (logiciels répertoriant des traductions antérieures) ont servi de chevaux de Troie pour l’introduction de l’IA dans nos pratiques d’aujourd’hui.
Par « IA », nous entendons précisément l’« intelligence artificielle générative », les deux premiers termes de cette appellation étant également fallacieux. En effet, l’IA n’a rien d’intelligent car elle consiste en des calculs puissants, rendus possibles par des algorithmes définis par des humains et entraînés sur d’énormes corpus de « données », parmi lesquels figurent des œuvres protégées par le droit d’auteur. Elle n’a rien d’artificiel car l’être humain est nécessaire à toutes les étapes du fonctionnement de ces algorithmes, depuis l’extraction minière de ressources précieuses et limitées par des personnes exploitées, jusqu’aux travailleurs et travailleuses du clic, tout aussi exploitées, qui effectuent en permanence des micro-tâches. L’IA, ce sont des entreprises privées qui procèdent à un hold-up sur des ressources allant des terres et métaux rares, utilisés pour la fabrication du hardware, aux productions artistiques protégées ou non par la propriété intellectuelle. Ces entreprises accaparent aussi des réseaux électriques et des réserves d’eau considérables. Pour toutes ces raisons, l’IA est purement et simplement nuisible.
Depuis mars 2024, notre collectif a recueilli une trentaine de témoignages de traductrices et traducteurs, heurtés de plein fouet par l’imposition de l’IA dans l’exercice de leur pratique. En plus de vider cette pratique de tout son sens, cette imposition accentue la fragilisation de notre profession. Nos statuts sociaux sont variables et précaires – travailleur indépendant, auto-entrepreneur, artiste-auteur –, mais nous sommes toutes et tous des travailleurs du texte, concernés par la propriété intellectuelle. L’IA fait peser sur nos conditions d’existence une menace étroitement liée à cette précarité statutaire.
Nous entamons aujourd’hui la publication de témoignages afin de poursuivre notre mission d’information et d’alerte quant à ce que l’IA fait à la traduction, activité de réflexion, d’interprétation et de création que seuls des êtres humains exerçant dans des conditions dignes sont capables de réaliser pleinement. À la suite de ce prologue, cette publication s’échelonnera en trois parties dans les semaines qui viennent afin d’établir un état des lieux et de souligner la dépossession qui est à l’œuvre dans nos domaines ; de montrer à quel point l’imposition de l’IA est l’expression d’un mépris pour le savoir-faire humain ; et de proposer des moyens d’agir pour combattre la déshumanisation en jeu dans notre domaine d’activité, avec l’espoir que ces moyens soient utiles à d’autres champs professionnels, mais aussi, et surtout, pour susciter une réflexion collective, indispensable et urgente, sur ce que l’IA fait à l’apprentissage, à la pensée et à la créativité de l’être humain. Notre objectif est que cette réflexion soit suivie d’effets.
Nous reproduisons ici l’intégralité du témoignage d’une Française travaillant en Espagne, recrutée pour devenir « AI specialist » (« spécialiste de l’IA »), terme révélateur car, en la matière, l’anglais de la tech règne en maître. Comme celui qui suit, les témoignages que nous publierons prochainement seront entièrement anonymisés afin que leurs autrices et auteurs ne soient pas mis en difficulté dans leur activité professionnelle.
1. « Aux premières loges du déclin de l’intelligence humaine » : le témoignage d’une travailleuse du texte devenue AI Specialist
« Quand un chasseur de tête m’a contactée sur LinkedIn pour un poste d’“AI Specialist”, j’ai décliné. J’étais au chômage, mais je profitais de cette pause pour monter mon site web et chercher des clients en tant que journaliste, traductrice et copywriter [rédactrice[i]].
Je collaborais déjà avec la plateforme Outlier sur des tâches de data annotation [annotation de données] : un travail ingrat, mal payé, mais temporaire. Rédiger des “prompts” en boucle pour entraîner des IA ? Très peu pour moi. Le travail me semblait absurde et répétitif, et j’avais encore assez de fierté pour refuser de servir d’huile dans la machine.
Mais, quelques mois plus tard, l’orgueil a cédé. Mon activité freelance stagnait, mon chômage touchait à sa fin, et l’annonce était toujours là. J’ai cliqué. On m’a rappelée. Quelques tests de langue plus tard, j’étais recrutée. Sur le papier, les conditions étaient presque enviables : 1 700 € brut, soit 600 € de plus que le SMIC espagnol, en télétravail complet, avec deux visites annuelles au bureau.
Les formations consistaient en une série de vidéos très à l’américaine, où l’on nous apprenait que l’IA était déjà là, qu’elle ne s’arrêterait pas, et qu’on avait bien fait de prendre le train en marche. Une révolution irréversible, en somme, dont nous faisions partie, nous, les petites mains invisibles, contrairement à tous ces traîne-savates qui resteraient sur le carreau.
On nous expliquait les grandes étapes de son évolution : Deep Blue battant Kasparov, la victoire d’AlphaGo sur Lee Sedol[ii], la montée en puissance du deep learning [apprentissage profond]. Et maintenant ? Les “agents autonomes”, ces IA capables de “penser” par elles-mêmes.
On nous parlait aussi de la fameuse “black box”, cette boîte noire métaphorique qui symbolise ce qui se passe “dans la tête” d’un modèle génératif et dont le fonctionnement échappe même à ses créateurs. Fascinant. Mais très loin de la réalité quotidienne du poste.
Dans les faits, mon travail consistait à identifier des données personnelles (numéros de Sécurité sociale, plaques d’immatriculation, adresses mail) dans des prompts de quelques lignes… en arabe, norvégien, finnois. Les consignes étaient super strictes et on se faisait taper sur les doigts à la moindre erreur de nomenclature, jusqu’à ce qu’elles s’assouplissent et se durcissent à nouveau. À la fin de la journée, mes collègues et moi avions tous le cerveau en bouillie : essayez de passer du néerlandais au suédois puis au coréen quand vous ne maîtrisez aucune de ces langues !
Les analystes qualité, locuteurs natifs, nous tombaient dessus avec des retours cinglants. Et franchement, ils n’avaient pas tort : que faisions-nous sur ce projet, sinon remplacer des experts moins corvéables ? Après cette première mission, j’ai enfin pu travailler en français. Transcrire des commandes vocales (“allume la lumière”), collecter des SMS, traduire des bouts de dialogue ou des intentions de requête… Le tout pour que les IA comprennent mieux nos échanges. Mais plus le temps passe, plus quelque chose me dérange. Ce n’est plus la machine qui m’assiste : les rôles sont renversés.
Les IA produisent des résultats bancals, qu’il nous incombe de corriger : remplir des rapports Excel pour répertorier les erreurs, signaler les bugs, reformuler les demandes humaines mal comprises. Comme si la “partie intelligente” du travail appartenait à l’algorithme.
Bien sûr, la confidentialité est de mise et on ne nous dit jamais pour qui l’on travaille. Mais, entre les lignes, on devine rapidement qui se cache derrière les noms de divinité grecque utilisés comme alias de chaque projet. Comme si baptiser un tableau Excel “Hermès” suffisait à lui donner de l’intérêt. Je trouve ça complètement teubé, voire même vaguement insultant.
Parfois, on a d’étonnantes surprises : je me suis ainsi retrouvée à participer à un projet de création vocale pour les Mormons, dirigé par des collègues chinois. Ma mission : insérer des silences, ajuster la prononciation à l’aide de phonèmes, et compléter des phrases à partir d’un document Word de 197 pages, composé d’extraits du Livre de Mormon.
Voilà notre quotidien : on saute d’un projet à l’autre, sans continuité, sans contexte, ni vision d’ensemble. Il faut aller vite, livrer, recommencer. L’avantage est que nous avons une grande flexibilité et que, honnêtement, mes collègues et la hiérarchie sont tous très gentils. Parmi eux, il y a une grande variété de profils, beaucoup de profs, de traducteurs, d’ingénieurs. On est là entre les chiffres et les lettres, à essayer de démêler des guidelines imbitables conçus pour les anglophones ou à échanger dans un anglais approximatif avec des gens en Chine, à Singapour ou en Inde.
On tague des images, on réécrit des phrases coupées, on écoute des accents québécois ou belges, et on ne sait jamais si notre contribution servira à améliorer une application médicale ou à affiner une pub ciblée. Petit à petit, une impression s’installe : celle de ne servir à rien. Ou pire : de nuire.
Nuire aux professionnels que nous remplaçons, que nous étions peut-être quand nous croyions encore un peu à ce que nous faisions. Nuire aux graphistes, aux rédacteurs, aux traducteurs, aux développeurs. Petites mains de l’intelligence artificielle, nous sommes aux premières loges du déclin de l’intelligence humaine et de l’avènement de la machine. »
[i] Nous avons ajouté la traduction en français des termes anglais. [Les notes sont du collectif.]
[ii] Mis au point par IBM, le supercalculateur Deep Blue a battu Garry Kasparov, champion d’échecs, en 1996 et 1997. Créé par Google, AlphaGo est un logiciel de jeu de go qui a vaincu Lee Sedol, joueur professionnel coréen, à Séoul en mars 2016.
Cet article a été publié initialement sur notre blog dans le Club de Mediapart le 13 juin 2025.