Série IA et traduction / 1. État des lieux : la dépossession
Le collectif EN CHAIR ET EN OS poursuit la publication de témoignages recueillis auprès de traductrices et traducteurs en 2024 et 2025 à propos de l’imposition de l’« intelligence artificielle » dans leurs différents domaines. Après le prologue et un premier témoignage, voici un état des lieux de l’IA en traduction.
Article publié sur notre blog Mediapart le 16 septembre 2025 : https://blogs.mediapart.fr/en-chair-et-en-os
Le constat est identique dans quasiment tous ces domaines : la post-édition*[1] et l’IA sont progressivement imposées aux praticien·nes de la traduction, quel que soit leur champ d’activité : traduction technique, juridique et des affaires, publications universitaires (notamment en sciences humaines), traduction pour l’édition, traduction audiovisuelle (cinéma, télévision, plateformes) et pour les jeux vidéo.
Traduction automatique et post-édition, chevaux de Troie de l’IA
La post-édition trouve ses origines dans les systèmes de traduction automatique qui, eux-mêmes, ont pris le relais des mémoires de traduction, beaucoup utilisées en traduction technique (aussi appelée « pragmatique ») depuis une trentaine d’années. Un traducteur explique comment fonctionnent ces « mémoires » :
« Quand j’étais en études, j’ai appris à utiliser SDL Trados, un logiciel permettant de créer des mémoires de traduction. Le principe de la mémoire de traduction est très étrange. Il faut pré-établir des niveaux de correspondance entre 50 % et 100 %, puis, si la phrase que l’on a à traduire se rapproche d’une autre phrase précédemment traduite, même pour un autre projet, le logiciel propose alors la même traduction et précise le niveau de correspondance selon le nombre de mots similaires entre les deux textes sources. L’argument, c’est qu’on peut ainsi faire des ristournes aux clients en fonction du niveau de correspondance sur certains segments déjà “partiellement traduits”, ce qui est bien entendu parfaitement ridicule. Je me souviens déjà à l’époque avoir trouvé cela un peu gros et probablement destiné à du machine learning*.
« Bien des années plus tard, alors que j’avais déjà produit de nombreuses traductions sur ce logiciel, j’ai dû changer d’ordinateur. Quand j’ai voulu télécharger mon logiciel sur une nouvelle machine, je me suis rendu compte que SDL Trados n’existait plus en tant que tel et avait été racheté par un groupe. »
Ce traducteur ne parvient pas à retrouver le téléchargement vers sa version du logiciel qu’il utilise et s’aperçoit que le groupe en question aurait à son tour racheté DeepL, logiciel de traduction par IA bien connu. Il ajoute :
« Il y avait fort à parier que ce logiciel d’IA se soit littéralement gavé des mémoires de traductions de TOUS les traducteurs connectés à SDL en ligne sans leur accord, sans cession de droits de propriété intellectuelle dûment signée, probablement juste en petites lignes dans les contrats de licence d’utilisateur final. »
Ces mémoires de traduction ont peu à peu servi à alimenter les logiciels de traduction automatique et contribué à l’émergence de la post-édition, tâche consistant à corriger un texte issu d’un transcodage généré d’une langue vers une autre. Les corpus constitués pour leurs mémoires de traduction par les traducteur·ices au fil d’années de travail ont ainsi été utilisés par les développeurs de traduction automatique.
Petit à petit, la post-édition s’est immiscée dans la pratique des professionnel·les de la traduction, y compris dans des domaines autres que techniques, parfois de manière insidieuse, comme le rapporte cette traductrice :
« Je suis venue à la traduction automatique par hasard, parce qu’elle était intégrée à l’outil d’aide à la traduction mis à ma disposition et activée par défaut – et aussi parce que je tapais trop lentement à mon goût. J’ai commencé à l’utiliser régulièrement et volontairement, persuadée que je savais ce que je faisais et que j’en connaissais les limites, puisque je maîtrisais mon domaine. Je me suis même formée pour mieux “exploiter les potentialités offertes”. Cela m’a surtout permis de mettre des mots sur mon expérience et de (re)connaître mon ennemi : ma vitesse de frappe avait chuté, et les efforts nécessaires pour repérer et corriger les erreurs de toutes sortes commises par la machine (“hallucinations”, contresens, terminologie, mots manquants, etc.) dépassaient de loin le temps que je pensais gagner. »
La qualité est, en effet, loin d’être au rendez-vous, ainsi qu’en témoigne une autre consœur :
« J’ai accepté de faire de la post-édition sur des textes techniques pour une agence de traduction il y a quelques années. Le résultat de la sortie machine* était très mauvais : il comportait des erreurs grossières (qu’un professionnel n’aurait jamais faites), et les formulations étaient très lourdes, ce qui rendait le texte désagréable, voire difficile à lire.
« Compte tenu du tarif, très inférieur par rapport à celui d’une traduction normale, je n’ai pas modifié les formulations : j’ai simplement corrigé les erreurs grossières. Pour cette raison, le résultat final n’était pas au niveau d’une traduction professionnelle. Contrairement à ce que pense généralement le grand public, la traduction technique n’est pas simple, car elle nécessite de nombreuses reformulations et le recours à ce que l’on appelle le langage clair.
« Tout reprendre m’aurait pris plus de temps que de traduire de zéro ; aussi me suis-je contentée du strict minimum. En me tenant à un certain rythme de travail, j’ai réussi à obtenir un taux horaire convenable. »
Réduction du recours à la traduction humaine
En traduction technique, les agences de traduction jouent un rôle déterminant dans l’imposition de la post-édition et de l’IA, comme entreprises intermédiaires entre les commanditaires d’une traduction et les traducteur·ices, souvent indépendant·es. Les relations directes entre commanditaires et praticien·nes sont ainsi quasi inexistantes, les agences de traduction privant les traducteur·ices de la capacité de négocier avec les clients finaux leur rémunération et les conditions de travail (délai, outils utilisés, etc.).
Ces agences prennent l’initiative de recourir à la traduction par IA, afin, à terme, de se passer des traducteur·ices. Une traductrice ayant le statut d’auto-entrepreneure explique comment, avec ses collègues, elle a été mise devant le fait accompli :
« On nous a annoncé il y a plusieurs mois la mise en place de “tests” de processus de traduction alimentés par l’IA, afin que le client final puisse voir ce qu’il en était. Il y a quelques semaines, j’ai reçu un mail groupé annonçant qu’“après une conversation récente avec le client, [l’entreprise] a pris la décision difficile de réduire le recours aux freelances” ».
La pratique de la traduction est ainsi réduite à de la correction d’une mauvaise sortie machine*, tâche pourtant plus fastidieuse qu’une traduction humaine effectuée à partir du texte original. En outre, cette opération amène à douter de ses propres compétences, selon ce témoignage :
« J’ai découvert la traduction automatique lors de mon installation il y a huit ans. Mon premier client était un “gros bonnet“ du secteur, adepte de la post-édition. J’avais accepté de suivre leur formation à la post-édition par curiosité, tout en leur faisant part de mes réticences. Lors de mes premières missions, je me souviens de m’être d’emblée sentie influencée par la machine : il m’était impossible de me détacher des sorties machine (le bien nommé « biais d’ancrage* »), une sensation extrêmement désagréable et déroutante. Je me sentais totalement dépossédée de cette étape de transposition d’une langue à l’autre, essentielle à la compréhension fine du texte et au plaisir de traduire. J’ai finalement décidé de refuser catégoriquement la post-édition le jour où je me suis retrouvée totalement bloquée face à mon écran, incapable de savoir que faire de ce texte prémâché, doutant avant tout de mes compétences en traduction. J’ai de fait perdu le gros de ma clientèle, des petites agences avec lesquelles j’entretenais des relations fort sympathiques. Je pense notamment à cette petite structure qui m’a confié des textes en médecine vétérinaire très régulièrement pendant trois ans et à laquelle j’avais proposé de monter une équipe dédiée pour répondre aux besoins croissants du compte. Ma cliente, pourtant enchantée par la proposition, m’annonçait deux semaines plus tard leur passage à la post-édition. On venait de se dire qu’on formait une chouette équipe… Qui y gagne, qui y perd ? »
L’IA comme panacée
L’usage de l’IA en traduction ne cesse pourtant d’être présenté comme une panacée, dans tous les domaines :
« Je suis traductrice juridique et marketing, avec déjà quelques années d’expérience. Plusieurs des agences de traduction pour lesquelles je travaille mettent le recours à l’IA au premier plan de leur communication avec leurs clients et prospects. Ce sont donc en majorité des missions de post-édition que je reçois de leur part. Or, ces entreprises tiennent absolument à appliquer ce processus à des domaines, comme le marketing, auxquels la prétraduction par IA n’est absolument pas adaptée. Bien au contraire, les expressions imagées, le rythme de la langue source, voire ses tournures de phrase sont à peine modifiées par la machine, ce qui demande un très gros effort de reformulation, payé beaucoup moins qu’une traduction humaine.
« Force est de constater que, contrairement à ce qui nous est prophétisé par les tenants du passage au tout IA, celle-ci n’accélère pas notre travail et l’amélioration fulgurante de ces outils – ainsi que la rentabilité horaire promise – n’est toujours pas au rendez-vous, en tout cas pas dans les domaines que je cite. Les erreurs graves sont toujours aussi nombreuses, même après plusieurs mois passés à “entraîner” un moteur de traduction sur le même compte client. Ces agences nous permettent souvent de commenter la qualité de la sortie machine. J’ose espérer que le plus grand nombre de collègues s’expriment par ce biais au sujet de ces défauts, mais je ne saurais dire si ces retours auront une utilité. »
La généralisation de l’IA et de la post-édition entraîne une dégradation notable de la qualité des traductions, fort problématique dans des domaines sensibles, comme l’industrie automobile, par exemple. Une praticienne en témoigne :
« Lorsque j’ai repris la traduction après un burn-out, je suis revenue dans un paysage complètement différent, où la post-édition était apparemment devenue inévitable. J’ai accepté à reculons de participer à la post-édition du site Web d’un grand constructeur automobile allemand, bien évidemment par l’intermédiaire d’une agence de traduction. La qualité des textes ainsi produits à la chaîne était pitoyable, et je me demande aujourd’hui encore ce qui s’est passé en coulisses (l’agence a fini par faire faillite, peut-être le client s’est-il aperçu des dégâts causés à son image). Les tarifs proposés ne permettant pas d’y passer le temps qu’il aurait fallu, je me suis contentée, comme mes collègues dont je voyais le travail dans les mémoires de traduction, de corriger les contre-sens et d’assurer le minimum grammatical. Au bout de quelque temps, je me suis aperçue que je commençais à perdre la notion de qualité et que je devenais incapable de distinguer les bons textes des mauvais. »
Une autre rapporte une conversation avec une chargée de projet travaillant au sein d’une grande entreprise automobile :
« J’ai eu une discussion très intéressante (et déprimante) avec elle. J’ai tout de suite dit : “Ah, tu gères des humains ou des machines ?” (pieds dans le plat au bout de deux phrases, j’ai posé l’ambiance). Et elle m’a dit : “Les deux, mais oui, beaucoup de machines.” Elle m’a expliqué qu’elle est elle-même ancienne traductrice (technique) et qu’elle est passée chargée de projet quand le vent a commencé à tourner en technique. Et qu’aujourd’hui, son boulot consiste à répartir les traductions en fonction des besoins de compréhension et du délai entre “machine seulement”, “machine puis post-édition” ou “humain”. Je lui ai parlé de la branche, la scie, tout ça, mais elle m’a (très justement) dit : “Oui, mais dans notre domaine, on n’a pas eu le choix. Les Chinois mettent cent jours à mettre une voiture sur le marché quand nous, on mettait cinq ans. Donc l’entreprise a dû réduire tous les process de 75 %. Alors forcément, tu es obligé de t’adapter au marché, quitte à rogner sur la qualité. » »
Apparaît ici une pratique de plus en plus courante, qui touche aussi d’autres domaines comme la traduction audiovisuelle, consistant à établir des niveaux variés de qualité des traductions en fonction du client, du débouché ou du public visé.
Post-édition déguisée
Ces intermédiaires que sont les agences de traduction ne font pas toujours preuve de transparence vis-à-vis de leurs commanditaires, voire prétendent que les traductions qu’elles leur livrent sont bel et bien humaines. C’est ce que décrit une traductrice en activité depuis 2015, dans les domaines juridique et judiciaire, industriel et des affaires :
« Concrètement, de façon progressive, depuis 2021, presque 40 % des projets proposés sont des MPTE (post-édition de traduction automatique), le plus souvent pré-traduits avec DeepL. Il y a parfois des agences qui présentent une traduction automatique comme une traduction humaine et la transforment en projet de révision de traduction humaine, mais on voit tout de suite la différence.
« De plus en plus souvent, je reçois des messages qui annoncent : “Notre agence fait un pas vers le futur et décide de passer à l’IA, mais nous restons humains”, etc. etc. Tout y passe, des textes juridiques, techniques, généraux. Il faut tout simplement travailler plus pour gagner moins, parce que souvent je refais toute la traduction, mais je suis sûre que vu la pression du temps, je fais des erreurs. »
La même traductrice donne en outre un exemple remarquable :
« Les tribunaux d’un petit pays proche (pas la France) travaillent avec une agence X qui sous-traite à son tour à une deuxième agence Y. Puisque je suis assermentée dans ce très petit et riche pays, cette deuxième agence Y me contacte et m’envoie les documents passés par DeepL pour les éditer. Je leur ai expliqué à plusieurs reprises que la qualité est exécrable et qu’en réalité, je refais toute la traduction, mais ils continuent d’utiliser cette méthode. Je n’ai jamais été contactée directement par les greffiers de ces tribunaux, malgré le fait que je sois inscrite sur la liste [des traductrices assermentées]. Je ne sais pas comment ils font pour certifier les traductions, de toute évidence mon nom n’apparaît nulle part. »
Publications universitaires et post-édition
Le domaine des ouvrages et revues universitaires est aussi fortement touché par le recours à la post-édition et à l’IA, pratique dénoncée par le collectif IA-lerte générale dans ce même blog. Nous avons reçu plusieurs témoignages concernant la traduction dans le champ des sciences humaines :
« Il y a quelques mois, on m’a demandé une révision d’un long article de sciences humaines (50 000 signes*), préalablement traduit, d’après les informations reçues, par une personne membre de la revue où il allait être publié. Après avoir parcouru le texte et constaté des lourdeurs syntaxiques, une terminologie inappropriée, des erreurs sémantiques, j’ai fait un devis de “révision lourde ” correspondant à 70 % du prix d’une traduction. Mais quand j’ai commencé à travailler sur l’article, il m’a paru impossible de le réviser : le texte était constitué de fragments de sens collés, sur lesquels la pensée ne pouvait accrocher. J’ai également repéré des termes clés traduits de façon différente, des mots totalement hors contexte. Tout portait à croire que la traduction n’avait pas été pensée par une intelligence humaine, le texte original ayant été probablement soumis à la version gratuite de DeepL, qui oblige à le morceler par tranches de 1 500 signes. Je l’ai signalé à mon commanditaire, qui n’a pas réfuté mon constat et a accepté un devis de traduction ex-novo. »
La traductrice qui rapporte cette expérience a, fort heureusement, pu convaincre son client que la post-édition dessert la traduction, ainsi que la fidélité à l’esprit comme à la lettre du texte original. Mais il faut faire preuve de patience et de pédagogie auprès des commanditaires, comme le montre l’échange de ce traducteur spécialisé dans les sciences humaines avec une universitaire lui demandant la relecture « en urgence » d’un texte en économie, traduit de l’anglais vers le français :
« “– Je cherche quelqu’un pour faire une relecture d’un long texte en économie : seriez-vous disponible très vite ? Merci.
– Pourriez-vous m’en dire un peu plus ? Est-ce un texte traduit par une IA ou par une traductrice ? Quels seraient les délais ? Pouvez-vous m’envoyer les deux textes pour que je me fasse une idée du travail ?
– Il s’agit d’un document long (il sera plutôt de 60 pages, je pense) dont vous trouverez ici une toute petite partie (l’original en anglais et la traduction en français).”
« Et lorsque je regarde les deux extraits en question, je me rends compte assez vite que quelque chose cloche… Ou plutôt que ça ne cloche pas du tout. Que tout est très lisse. Je fais donc l’expérience de traduire quelques passages avec DeepL. Bingo ! J’ai tenté la pédagogie dans ma réponse :
« “Il s’agit donc d’un transcodage fait par DeepL. Je ne fais pas de post-édition à partir d’un document transcodé par une IA ou un outil dit de traduction neuronale. Les raisons sont simples. Cela me prend autant de temps de traduire que de corriger ce type de texte et le tarif n’est aucunement le même.” »
Outre les publications traditionnelles, le phénomène concerne la traduction de cours en ligne, aussi appelés MOOC (Massive Open Online Courses) que propose le monde académique. Une traductrice, qui refuse habituellement les missions de post-édition, « par conviction » écrit-elle, rend compte d’une mésaventure qu’elle a vécue entre décembre 2023 et mars 2024, lors d’une mission pour une université coréenne. Il s’agissait de relire des traductions de MOOC sur un sujet spécialisé – le bouddhisme – et de donner des conseils aux traducteurs afin qu’ils améliorent leur travail. Ces derniers n’étaient pas des traducteurs professionnels, mais des professeurs, doctorants ou docteurs spécialistes du bouddhisme n’ayant parfois jamais traduit auparavant. Deux types de MOOC étaient en jeu, rédigés en anglais ou en coréen. Cette expérience singulière concernait un MOOC traduit de l’anglais vers le français :
« On m’envoie les fichiers Excel avec l’anglais d’un côté et la version française de l’autre. Ce cours est traduit par un doctorant que je connais. Je sais aussi qu’il est très mauvais en français. Étonnamment, je trouve peu de fautes d’orthographe, même s’il y en a. Dans un premier temps, je me dis qu’il s’est amélioré. Puis, plus je compare les deux versions, plus je trouve des choses bizarres : le français est vraiment calqué sur l’anglais, les faux amis sont traduits littéralement, les personnages sont parfois pris pour des femmes quand ils sont des hommes, etc. Je mets ça sur le compte de la nonchalance du doctorant, qui n’est pas allé jusqu’au bout de son travail. Puis j’en parle à une collègue qui le connaît. Elle me dit qu’il serait très bien capable d’avoir utilisé Google Trad, et qu’il faudrait vérifier, ce que je finis par faire sur Google Trad et DeepL.
« À mon grand étonnement, les phrases françaises ont été 100 % copiées-collées de Google Trad sans la moindre correction par cet étudiant ! Les fautes d’orthographe et les fautes de genre sont les mêmes que celles de la machine ! Avec une similarité de 100 %, je me vois mal ne pas en parler à l’université commanditaire qui paie une somme conséquente des spécialistes pour traduire un contenu destiné à l’enseignement.
« Je propose des corrections pour quasiment toutes les phrases car elles étaient beaucoup trop lourdes et peu naturelles pour que des étudiants puissent comprendre le contenu (déjà assez dense à cause du sujet), mais aussi pour montrer à l’université coréenne à quel point c’est incompréhensible et qu’on ne peut pas laisser passer ça. J’en parle donc à ma référente qui ne parle pas français. Elle me répond qu’elle lui “demandera de faire plus d’efforts” pour reprendre et corriger sa propre traduction. C’est certainement un euphémisme. Depuis, je ne sais pas si ce doctorant a continué à traduire pour eux ou non. »
Si l’utilisation néfaste de la post-édition par les agences de traduction dans des domaines spécialisés est une pratique délibérément destinée à réduire les temps de réalisation et, surtout, la rémunération des traducteur·ices, le recours à la post-édition et à l’IA par le monde universitaire met en évidence une méconnaissance de la pratique professionnelle de la traduction, méconnaissance à laquelle s’ajoutent les réductions budgétaires, la pression de publier à tout prix – souvent en anglais – et l’attrait de traductions présentées comme réalisables rapidement et à moindre coût.
L’IA et la traduction dans les domaines artistiques
L’activité de traduction est très présente dans les différents domaines de la création artistique : catalogues d’exposition et livres d’artiste, édition littéraire (romans et essais) et livres pratiques, traduction de films, séries et documentaires (sous-titrés et doublés), ainsi que ce que l’on appelle la localisation* dans le secteur du jeu vidéo, marché considérable en France.
De même que la traduction technique, la traduction audiovisuelle est concernée depuis longtemps par l’automatisation et la fragmentation des processus, en particulier le sous-titrage et la traduction des jeux vidéo. Dans ces domaines aussi, des intermédiaires ont peu à peu fait leur place entre les commanditaires et les traducteur·ices et imposé la post-édition. Si certaines missions paraissent attrayantes au premier abord, frustration et déception surgissent bientôt, comme le rapporte une traductrice de ce secteur :
« Il y a moins d’un an, j’ai accepté une mission de post-édition car c’était payé correctement, à la journée (200 euros bruts). Il s’agissait de dégrossir et corriger au mieux, sans y passer trop de temps non plus, des transcriptions automatiques de rushes d’interviews (en anglais). C’était épique !
« L’intervieweur mangeait ses mots, bafouillait beaucoup, et même un anglophone aurait eu du mal à tout comprendre. Les interviews avaient pour objet un célèbre photographe, et à chaque mention de son nom, la machine (Trint[2]) avait “inventé” quelque chose de différent ! J’aurais pu faire une liste de toutes les transcriptions différentes… En tout cas, c’était inexploitable en l’état.
« Si je remonte un peu plus loin, j’ai déjà eu à retravailler des sous-titres merdiques dont mon employeur disait ignorer l’origine (humain ou machine). Ce genre de boulot était payé au forfait (dans les 80 euros bruts), donc j’avais intérêt à ne pas y passer trop de temps (une demi-journée maximum). »
Précisons que, même à ce tarif, un travail de ce genre est très insuffisamment rémunéré. Le prétexte de budgets présentés comme limités pour la rémunération d’une traduction sert souvent à justifier le recours à la post-édition, voire à se passer purement et simplement de toute intervention humaine. Une traductrice ayant effectué pendant plusieurs années des missions pour un collectif artistique en a fait la désagréable expérience lors du sous-titrage d’entretiens avec des plasticien·nes pratiquant le street art :
« Faute de moyens et compte tenu du faible volume du projet et de l’attrait culturel qu’il présentait, j’ai accepté, en connaissance de cause, d’effectuer mes missions contre une sélection de reproductions d’œuvres d’artistes.
« L’essentiel des contenus, en anglais et espagnol, avait visée de sous-titrage pour des interviews de street artists internationaux, invités à cet événement local qui a gagné en envergure au fil des ans. Traitées en aval du festival, ces vidéos étaient ensuite relayées sur les réseaux sociaux et pages web des partenaires.
« Lors de la dernière édition, une pièce était dédiée au visionnage des captations des précédentes éditions. Comme convenu, mon nom figurait au générique. Cependant, j’ai pu constater que les interviews de l’édition en cours étaient déjà traduites. Curieuse de savoir si la qualité ou le délai de mes prestations étaient à mettre en cause, je suis allée m’entretenir avec les organisateurs.
« Quelle n’a pas été ma surprise lorsque j’ai appris que ni les délais, ni la qualité de la prestation (ni sa gratuité) n’étaient à remettre en cause, mais que l’instance administrative, qui couvrait les besoins de trésorerie et de locaux de l’événement depuis plusieurs années, avait décidé de recourir à l’IA. Apprendre qu’une personne trilingue (dont le français n’est pas la langue maternelle) avait révisé les contenus fut une bien maigre consolation. »
La traduction de jeux vidéo est particulièrement frappée par l’imposition de la post-édition. Une traductrice de ce domaine nous a rapporté deux expériences différentes :
« J’ai repris la post-édition d’un projet qui était déjà sur ce modèle depuis cinq ans et plus. De manière générale, je suis fermée à la traduction automatique, mais c’est ici un choix économique et de cœur. Le projet est sur un thème que j’aime beaucoup et je réussis à gagner environ 50 euros de l’heure. Le projet est assez vieux pour avoir une mémoire de traduction extrêmement bien remplie, de sorte que j’utilise majoritairement la mémoire et la base terminologique plutôt que la traduction automatique proposée par le client.
« En deux ans environ, j’ai noté que la traduction automatique n’apprend pas de ses erreurs que l’humain corrige. Les articles ne sont jamais les bons, le genre des mots est arbitraire, les variables sont échangées sans raison et les noms de personnages sont ignorés ou passés au mixeur, entre autres soucis.
« Le seul moment où la traduction a “appris”, c’est lorsque le client a rempli son moteur des dernières traductions. Cependant, le résultat est que la traduction automatique régurgite la mémoire de traduction… avec les mêmes erreurs qu’avant. La rentabilité financière que je trouve dans ce projet n’est due qu’à l’ancienneté du projet et certainement pas à la traduction automatique. »
Sur un autre projet, cette traductrice a effectué l’évaluation de la traduction automatique, pour le compte d’une entreprise intermédiaire :
« Selon [l’intermédiaire], la demande venait du client, ce qui m’a fortement étonnée compte tenu des valeurs de ce client, affichées et démontrées. Ma première réaction a été une vive vexation et j’étais prête à refuser de participer à cela, mais qui de mieux placé pour essayer de sauver ce projet ?
« On m’a donc présenté des textes déjà traduits du jeu (marketing, histoires, technique, etc.). L’échantillon était conséquent (plus de 15 000 mots[3]) et on m’a facturé à l’heure à mon tarif habituel. Je devais d’abord effectuer la post-édition des fichiers, puis classifier les erreurs que j’avais corrigées et soulever les problèmes récurrents par type de fichier (marketing, histoire, etc.).
« La post-édition et l’évaluation ont été un calvaire. Une partie des phrases n’avait aucun sens et le reste était mauvais. Répétitions, fautes de grammaire, mauvais articles, contresens, faux-sens, incapacité à reconnaître les noms propres, etc. La traduction automatique a même produit une phrase sous-entendant de la contrebande d’animaux, une autre de vente d’humains, puis une phrase sous-entendant des relations entre membres d’une même famille. Bien sûr, dans le texte d’origine, nous sommes loin de ces thèmes. »
L’IA en traduction pour l’édition
La traduction d’ouvrages destinés au grand public, qu’ils soient pratiques ou littéraires, n’est pas à l’abri du recours à la post-édition et à l’IA. Selon une enquête réalisée par l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) en 2022, 14 % des répondants s’étaient vus proposer des missions de post-édition concernant, dans près de la moitié des cas (48 %), des textes destinés à la presse, des manuels pratiques, scénarios de films, catalogues d’exposition et, dans la même proportion, des essais (18 %) et des textes de fiction (18 % également). Cette enquête pointait déjà « un fort manque de transparence des maisons d’édition quant à l’usage de la traduction automatique ».
Pour une maison d’édition à compte d’auteur, une traductrice littéraire a effectué la relecture de la traduction en anglais d’un roman de science-fiction écrit en français :
« Par moments, j’avais l’impression que le texte avait été traduit par quelqu’un qui ne comprenait pas complètement le français, notamment les expressions idiomatiques ou les métaphores parfois bancales de l’auteur. […]
« J’ai relu la traduction sur un document Word, et la version originale était le PDF final formaté. J’ai compris que certains passages entiers avaient été traduits par Google Traduction quand j’ai trouvé des tirets au milieu de mots, alors qu’ils n’avaient pas lieu d’être, et que je me suis rendu compte que ces mots étaient coupés dans le PDF original. La personne a simplement fait un copier-coller des passages dans Google sans relire ni prendre la peine de vérifier […].
« Au fil de ma relecture, […] j’ai testé ma théorie en faisant moi-même traduire certains passages suspects par Google Traduction. Je me suis retrouvée avec la traduction exacte du document Word à chaque fois. […]
« Dans l’ensemble, je n’ai pas du tout apprécié cette expérience puisque la relecture m’a demandé beaucoup plus de temps que prévu et j’ai été obligée de rallonger mon délai de rendu. Heureusement, je fixe mes propres deadlines comme il s’agit d’auto-édition, mais je doute que j’aurais pu faire la même chose en édition traditionnelle. »
Un dernier exemple résume tout l’enjeu de l’imposition de l’IA en traduction :
« Je travaille depuis plus de quinze ans pour une petite agence de service éditoriaux, qui produit par ailleurs un magazine (un vrai, papier et tout). Tous les contenus sont en français et en anglais et, étant une bilingue complète, je relis tous les textes et vérifie les traductions. Jusqu’à l’an dernier, elles étaient réalisées par des traducteurs professionnels. Depuis quelques mois, nous les faisons faire par l’IA.
« Cela économise certes du temps de traduction, mais derrière, je dois relire avec bien plus d’attention, car les erreurs arrivent tout de même, surtout lorsque le langage est imagé. Donc c’est à moi, la relectrice, que cela prend davantage de temps, et je n’y prends guère de plaisir. »
La disparition du plaisir de traduire, essence de l’intérêt de ce métier, est le symptôme d’une dépossession des différentes étapes du processus de traduction : la relecture d’une traduction dont on n’est pas à l’origine est fastidieuse et peu propice à l’imagination de nouvelles formulations. En sont victimes les textes traduits et les personnes auxquelles ils s’adressent.
Ces témoignages, corroborés par des discussions quotidiennes entre traducteur·ices, dressent un état des lieux représentatif de l’imposition de l’IA en traduction. Tout concourt à diffuser l’idée, tant auprès des professionnels que du grand public, que la traduction est un problème à résoudre et non une activité intellectuelle créative.
Début 2025, l’ATLF a effectué une nouvelle enquête sur les conditions de travail en traduction pour l’édition, notamment à propos de l’usage de l’IA :
« 84 % des traductrices et traducteurs s’opposent à ce que des développeurs utilisent leurs traductions pour moissonner des données textuelles pour l’apprentissage des IA. D’ailleurs, seuls 7 % des traductrices et traducteurs utilisent l’IA pour effectuer de la traduction automatique, et ce chiffre est à nuancer car, dans un tiers des cas, il est fait à la demande de la maison d’édition. Contrairement aux idées reçues, l’IA ne s’avère donc pas être un outil de travail dont s’emparent les traductrices et traducteurs d’édition. »
Dépossession. Comme dans bien d’autres domaines professionnels[4], tel est le mot clé de ce qui est actuellement à l’œuvre dans tous les domaines de la traduction. La publication de ces témoignages vise à contribuer à une prise de conscience de la situation, qui ne concerne pas uniquement les praticien·nes de la traduction, mais l’ensemble du public qui lit des traductions, imprimées ou numériques, purement textuelles ou bien audiovisuelles.
La deuxième partie de ces témoignages évoquera les effets produits sur les personnes qui traduisent et les traductions qu’elles réalisent.
[1] Tous les termes suivis d’un astérisque sont définis dans le petit glossaire qui accompagne ces témoignages. Les définitions sont accessibles en cliquant sur le mot en question dans le texte. [Toutes les notes sont du collectif.]
[2] Logiciel de transcription fonctionnant avec l’IA.
[3] Soit plus de trois fois le nombre de mots de ce billet de blog.
[4] Voir Dépossession : travailler plus pour vivre moins, ouvrage de témoignages sous la direction de Denis Robert et Jean-François Diana, Massot Édition/Blast, 2022.